Décarbonation du transport maritime, nouveau cheval de bataille

Avis d'expert

Sophie de Courtivron, Journaliste pour Marine & Océans
Publié le :
Mis à jour le :

Entretien avec Jean-Michel Germa

« Ce qu’a fait l’industrie électrique mondiale, le transport maritime peut le faire ! »

Président de la société MGH et fondateur de La Compagnie du Vent, société pionnière de l’éolien en France détenue depuis 2017 par Engie, Jean-Michel Germa a fait de la décarbonation du transport maritime son nouveau cheval de bataille. L’enjeu est ambitieux car… tout reste à faire !

Qu’entend-t-on par « décarbonation » du transport maritime ?

La décarbonation est un néologisme, un terme générique qui englobe tout ce qui contribue à la dépollution des émanations des carburants fossiles utilisés dans le transport maritime, les principaux polluants étant le dioxyde de carbone (CO2), les oxydes de soufre (SOx) et les oxydes d’azote (NOx). Il serait plus juste de parler de transition énergétique ou écologique du transport maritime, terme plus porteur de l’espoir que le monde maritime va se débarrasser des carburants fossiles.

Quel lien cela a-t-il avec l’éolien, votre premier métier ?

Justement, l’éolien, avec le solaire, a permis d’assurer la transition énergétique de la production mondiale d’électricité. On peut en effet considérer que dans quelques dizaines d’années la décarbonation de la production d’électricité stationnaire (sur terre et en mer) sera quasiment effectuée : la très grande majorité des installations de production d’électricité utilisera des sources d’énergie non fossiles et renouvelables, d’origine hydraulique, éolienne ou solaire. Plusieurs centaines de milliard d’euros ont été investis dans l’électricité éolienne et photovoltaïque depuis une vingtaine d’années et ces technologies sont maintenant parfaitement au point et compétitives ! C’est donc tout naturellement que les opérateurs et les investisseurs se tournent vers elles pour produire l’électricité dont nous avons besoin. Société pionnière, La Compagnie du Vent a installé la première éolienne en France (en 1991) et a accompagné, pour ne pas dire anticipé, le développement de cette filière industrielle. Ce qu’on a appris avec La Compagnie du Vent – les méthodes et les analyses mises au point pour développer cette activité nouvelle à l’époque – peut se transposer au transport maritime. C’est pourquoi je m’y intéresse. MGH est l’incarnation d’une diversification de nos méthodes appliquées à un nouveau domaine d’activité, celui du transport maritime. Ce qu’a fait l’industrie électrique mondiale, le transport maritime peut le faire, c’est une question de temps !

De nombreuses études ont été faites sur la pollution du transport maritime. Pour les plus pessimistes, un bateau émettrait la même quantité d’oxyde de soufre que plusieurs millions de voitures ; or près de 60 000 navires sillonnent aujourd’hui les océans… Quel constat faites-vous sur ce sujet ?

Ces chiffres, contestés, sont excessifs et anciens, car les voitures ont bien baissé leurs émanations polluantes ! Ce qui est sûr, c’est que 80 % des marchandises du monde transitent via le transport maritime, et si celui-ci n’engendre que 3 % du CO2 émis sur la planète, il est à l’origine de 15 % des SOx et 17 % des NOx de l’activité humaine. Il y a donc un problème, et il faut le traiter. Grace à l’intervention du Cluster Maritime Français (CMF), la COP 21 a pris en compte le transport maritime. D’autre part, l’Organisation maritime internationale (OMI) a déjà pris des décisions importantes : pas plus de 0,5 % de soufre émis à partir de 2020, réduction d’au moins 50 % des émissions de CO2 du transport maritime d’ici 2050 par rapport au niveau de 2008… Vu le nombre de navires, il y a des choses considérables à faire.

« Tant qu’on n’a pas battu en arrière, on est sûr que le navire ne s’arrêtera pas. Il faut battre en arrière ! »

Réduction de la vitesse des navires, vent, soleil… Ces solutions sont-elles vraiment des solutions pour baisser leurs émissions polluantes ?

Le transport maritime fonctionne actuellement à l’optimum sous les contraintes actuelles. Mais la prise en compte des contraintes environnementales va modifier l’équilibre et l’optimum va donc se déplacer. En fait, beaucoup de choses sont déjà connues et si on fait un rapide tour de l’état de l’art, quelles sont les solutions dont nous disposons ? Le vent, au travers de différentes technologies (voiles souples, épaisses, turbo-voiles, rotors de Fletner, cerfs-volants…) est une idée qui vient tout de suite à l’esprit. Mais plus les navires sont grands et plus leur charge est importante par rapport à la poussée vélique. Si tous les bateaux étaient équipés de voiles, on pourrait économiser entre 5 % et 20 % de toute l’énergie nécessaire pour propulser la flotte mondiale, sauf à reconsidérer toute l’organisation du transport maritime (pourquoi pas, mais pas tout de suite !). Tout comme le solaire, qui se développe formidablement bien à terre. Mais avec une puissance électrique d’environ 150 Watts par mètre carré de surface de pont, cette énergie est cependant insuffisante pour des navires dont les moteurs et les auxiliaires ont des puissances qui se comptent en milliers de chevaux. La propulsion électrique vient aussi à l’idée. Mais aujourd’hui, vu la faible densité énergétique des batteries, elle ne convient que pour des navires de faible rayon d’action, comme certains navires de servitude portuaire, voire certains ferries. On en vient ensuite à la conception des bateaux. Mais l’ingénierie et la construction navales, fortes d’une expérience séculaire, aboutissent déjà à des navires parfaitement optimisés : carènes, matériaux plus légers et rigides, peintures qui réduisent la trainée hydrodynamique, moteurs qui sont au meilleur des rendements thermodynamiques… J’ajoute que l’adaptation de la vitesse des navires au coût du carburant, la « vitesse économique », est déjà utilisée par les armateurs pour diminuer les charges d’exploitation. Enfin, le routage météorologique dont l’utilisation est très répandue, permet d’optimiser la consommation de carburant. Bref, on peut tourner le problème dans tous les sens, il semble que l’enjeu soit dans la substitution des carburants fossiles : MGO (gasoil marin), HFO (fuel lourd).

Comment ?

Il existe des carburants alternatifs aux carburants fossiles qui n’émettent pas ou peu de CO2, NOx et SOx, parmi lesquels les biocarburants liquides ou gazeux, les carburants de synthèse, ou l’hydrogène. Il faut donc travailler sur un plan technique à ces solutions. Ces carburants n’émettent pas de carbone s’ils sont bien produits, par exemple si l’on replante les arbres utilisés pour leur production. Autre exemple, le biométhane qui un biocarburant qu’on peut fabriquer à partir du carbone de l’air ou issu des végétaux. Or, c’est la même molécule (CH4) que le GNL (gaz naturel liquéfié) ! On pourrait donc utiliser du GNL biosourcé au lieu du GNL fossile. L’hydrogène est aussi un très bon vecteur qui porte de grands espoirs. Mais c’est une petite molécule, son stockage est difficile et sa production biosourcée est encore chère et compliquée. En fait, de nombreuses alternatives existent mais elles n’ont pas été développées industriellement et leur coût est encore très élevé. Par comparaison, on est dans le transport maritime là où nous étions dans la production d’électricité il y a une trentaine d’années. C’est-à-dire qu’il est nécessaire d’entreprendre de gros travaux… et que tous les espoirs sont permis si l’on voit la trajectoire accomplie par les énergies renouvelables.

« A l’action politique et aux subventions de l’état, il faudra ajouter une action de lobby et de concertation internationale »

Le groupe Avril vient d’annoncer un tout nouveau carburant pour les professionnels de la route, l’Oléo 100, issu à 100 % de colza français…

Je ne connais pas les caractéristiques spécifiques de l’Oleo 100 mais tout porte à croire qu’il serait adapté au transport maritime, moyennant éventuellement quelques modifications mineures des moteurs diesel. Il est d’ailleurs certain que ces modifications seraient beaucoup plus faciles à réaliser que d’adapter la propulsion d’un navire au GNL. Mais le problème n’est pas là. Le problème est l’accès à la ressource. Déjà parce que le transport maritime est en compétition avec d’autres utilisateurs. On préférera par exemple réserver le biodiesel produit en France à partir de colza, qui est cher, pour le transport aérien qui utilise du kérozène, un carburant plus raffiné que les carburants maritimes. Ensuite, parce que si les biocarburants se développent en masse, il y aura une compétition avec l’agroalimentaire. On regarde par conséquent du côté des carburants de deuxième génération, qui utilisent la partie non comestible de la plante (tige, feuilles).

Le 25 septembre dernier, MGH, votre société, a obtenu le trophée « Innovation portuaire » aux « Assises Ports du futur » pour un projet de pilotine électrique. Quelles sont ses ambitions par rapport à la décarbonation ?

Comme je l’ai dit plus haut, l’électricité fournit une énergie adaptée aux bateaux mais elle est réservée à des trajets courts. Elle est donc particulièrement adaptée aux pilotines qui naviguent en général dans les avant-ports. De plus, la propulsion électrique est intéressante car elle ne pollue pas l’air des ports. Notre pilotine électrique pour la station de pilotage de Sète est un projet expérimental. Son but est de démontrer la faisabilité technique et à quelles conditions on peut rendre cette solution compétitive (taille des marchés, aide des pouvoirs publics…). Elle sera opérationnelle et livrée au second trimestre 2019.

Vous placez la question des taxes et des subventions au cœur de l’enjeu de décarbonation du monde maritime. Pourquoi ?

L’environnement réglementaire est le point de départ et le passage obligé. Comment donner un avantage compétitif à des solutions décarbonées alors qu’en mer les carburants fossiles sont détaxés ? A première vue, l’équation semble impossible à résoudre sans « retaxer » les carburants. Mais ça conduirait à ruiner l’économie maritime. Heureusement, l’expérience acquise pour la production d’électricité à terre va nous servir. Il y a une quarantaine d’années, lorsqu’on s’est rendu compte que l’énergie produite dans les centrales électriques avaient de graves répercussions sur l’environnement et la santé, la première idée a été de taxer l’électricité pour que le coût de la dépollution soit pris en charge par les producteurs et les consommateurs et non pas par la société. C’est le principe du pollueur payeur. Mais cela aurait conduit à multiplier par deux ou trois le coût du kWh et donc à ruiner l’économie mondiale ! Il a donc été préféré de subventionner les technologies alternatives durant une période transitoire leur permettant de devenir compétitives. C’est ainsi que l’éolien et le solaire photovoltaïque sont devenus, en une trentaine d’années, les technologies industrielles les plus compétitives pour la production d’électricité. Et c’est dans un second temps, et progressivement, que la taxe carbone a été mise en place. Pour le maritime, c’est la même chose, avec une difficulté supplémentaire cependant, qui est que les navires peuvent aller souter là où ils veulent. A l’action politique et aux subventions de l’état, il faudra donc ajouter une action de lobby et de concertation internationale.

Combien de temps cela peut-il prendre de décarboner le monde maritime ?

En une trentaine d’années on a stoppé la croissance des carburants fossiles pour l’électricité. On peut imaginer la même chose par analogie pour le transport maritime. Mais tant qu’on n’a pas battu en arrière, on est sûr que le navire ne s’arrêtera pas. Il faut battre en arrière !

C’est la mission de MGH aujourd’hui ?

Oui. Nous cherchons à fédérer les bonnes volontés et les compétences pour trouver des solutions alternatives au transport maritime fossile. Au début, il y aura un foisonnement de solutions, certaines sortiront du lot, d’autres disparaitront. C’est un champ de recherche intellectuel très intéressant car tout est à faire ! Nous sommes devant une page blanche comme lorsque je me suis lancé dans l’éolien. Ici, ce qui pourrait accélérer le processus, c’est que le monde maritime est déjà très organisé. Il dispose par exemple d’une puissante structure de représentation, le CMF, où se parlent déjà les acteurs du maritime, de l’énergie et de l’agriculture.

Entretien avec Jean-Michel Germa, propos recueillis par Sophie de Courtivron, MARINE & OCÉANS – 4ème TRIMESTRE 2018, p.68-71.

 


 

Consulter tous les articles « Avis d’expert » sur le blog de SprintProject

NEWSLETTER SPRINTPROJECT

S'inscrire à la Newsletter

L'innovation, de la réflexion à la mise en oeuvre

Vous affirmez avoir pris connaissance de notre politique de confidentialité. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à l'aide des liens de désinscription ou en nous contactant à contact@sprint-project.com

Une question ?
Un avis ?