Cela fait plusieurs fois que j’entends la même question : « croyez-vous que vous allez livrer tout Paris à vélo ? C’est impossible ! »
En effet, depuis 5 ans, nous nous sommes lancés le défi de rendre le vélo utilitaire plus… utile ! Et l’aventure a commencé après un voyage personnel en Inde en 2013, où j’ai découvert les fameux rickshaws. Ces vélos triporteurs (à 3 roues) permettent de transporter jusqu’à 3 passagers dans leur siège arrière. Ils se sont intégrés au paysage urbain de plusieurs continents, principalement en Asie et notamment en Inde. Un moyen de transport libre de toute émission de polluants et des nuisances sonores causées par les moteurs thermiques. Les rickshaws ont participé au développement d’une culture du transport informel, déplaçant au quotidien une importante partie de la population. Dans certaines villes, ils sont d’ailleurs devenus le principal moyen de transport ; et on y trouve même des embouteillages de vélos (quel paradoxe !)
En France et principalement à Paris, ils n’ont pas eu le même succès qu’ailleurs dans le monde : pas de massification, pas d’intégration au paysage ; pourquoi ? Parce que pour beaucoup de gens, la Ville Lumière mérite un transport qui soit plus à la hauteur de la beauté du paysage et en accord avec les splendides boulevards parisiens, renommés mondialement. « Nous n’allons pas devenir l’Asie tout de même ! « , remarque pourtant absurde quand on regarde la densité de la ville, la largeur limitée de ses rues et la perte de temps due aux embouteillages intramuros…
Bref, à mon retour de ce voyage en Inde et après avoir contacté des amis qui opéraient à Londres avec ce type de vélos, nous avons lancé en 2014 notre expérience avec les Rickshaws Parisiens pendant deux ans ; un petit parc de vélos triporteurs pour faire du tourisme guidé sur les principaux points d’intérêt de Paris.
En 2016, nous avons fait un point sur notre exploitation et sur l’évolution du marché. Nous avons remarqué une courbe sinusoïdale un peu contradictoire : le nombre de vélos triporteurs avait augmenté considérablement en deux ans, mais la qualité des véhicules et du service s’était gravement dégradée. Avec l’arrivée de pseudo-opérateurs de tourisme à vélo sur le marché et sans régulation précise, ce milieu est devenu une tache noire dans le décor de Paris, et notre exploitation semblait entamer ainsi une courbe descendante…
Alors que faire de nos triporteurs ? Et comment réussir à les intégrer dans nos villes ?
De retour à mes racines colombiennes, je me suis rappelé du temps où les courses arrivaient en vélo chez moi, à Bogota. Chaque commerce de proximité, chaque restaurant, chaque épicerie était propriétaire d’un flambant vélo à deux ou trois roues avec un caisson ouvert pour le transport de marchandises. Il suffisait de passer un coup de fil, et voilà, hop, 20 minutes plus tard, la commande arrivait ! Il faut dire que le vélo a toujours été présent dans la capitale colombienne. Depuis mon enfance, je connais et je profite de la « cyclovia » dominicale : les grands axes de la ville sont fermés le dimanche au profit… des habitants et leurs vélos, bien sûr ! Cette activité constitue un espace de rencontre, d’échange, de sport, un rendez-vous incontournable pour parcourir la ville sans aucune contrainte liée aux véhicules thermiques.
Impossible alors de ne pas être influencé et attiré par la polyvalence, la performance et la simplicité de ce moyen de transport. En 2016, nous avons transformés nos Rickshaws en Cargobikes : 12 triporteurs avec des caissons fermés pour le transport de marchandises, 1m3 et 250Kg de capacité chacun. Nous nous sommes aussi équipés de 4 biporteurs, 0,25m3 et 150Kg de capacité. Notre offre a eu du succès parmi les PME, les sociétés éco-responsables et les services RSE de certaines enseignes ; cependant, elle a eu du mal à intéresser les grands groupes de logistique… au départ, tout du moins.
Car depuis quelques années et grâce à des mesures, encore très controversées pour certaines, les transports doux prennent de plus en plus d’ampleur dans les principales villes françaises. Il y a 40 ans, le rêve de quelques urbanistes était de concevoir des villes durables, avec des transports zéro émissions de CO2. Aujourd’hui, autre que les défis environnementaux auxquels veut s’attaquer la gauche, et la nécessité de désengorger la ville pour la droite, nous sommes dans l’obligation d’agir pour une décarbonisation de notre société.
Le vélo, dans toutes ses formes, restera un des moyens de transport les plus simples et performants. En profitant des avancées technologiques actuelles, il devient encore plus incontournable et participe fortement à cette transition énergétique. Certes, ce discours est plaisant et on l’entend de plus en plus, mais des évolutions restent nécessaires pour que les exploitants et transporteurs participent plus efficacement à cette démocratisation du transport décarboné :
- Les lois et normes actuelles permettant une ouverture aux nouveaux véhicules de transport urbain, principalement la norme VAE – Vélo à Assistance Electrique, qui régule entre autres la puissance des moteurs, doit intégrer un nouveau chapitre : les vélos de charge ;
- Le modèle économique fixé sur la vie utile d’un véhicule thermique (souvent sur 5 ans) + consommation de carburant, doit aussi évoluer sur des modèles durables et prendre en compte une utilisation sur 10-15 ans (durée de vie moyenne d’un vélo cargo professionnel) + appoint d’énergie ;
- Les infrastructures urbaines doivent s’adapter aux mutations des modèles pour approvisionner la ville et donner plus de priorité aux circuits courts de production et de distribution.
Mais, soyez rassuré, à l’heure où vous lisez ce post, il y a au moins une centaine de vélos utilitaires qui roulent dans la ville et transportent vos marchandises, soit directement jusqu’à chez vous, soit vers vos magasins préférés.
Voilà que nous sommes de retour à la question de départ : « livrer la ville à vélo ? Sérieux ? »
Au dernier salon Autonomy 2018, j’ai entendu un chiffre qui m’a beaucoup intéressé : à l’état actuel et sans aucune modification des emballages, nous pourrions transporter 50% des marchandises à vélo, au quotidien ! La moitié des marchandises, pas mal !
Et lors du salon Eurobike 2018 en Allemagne, j’ai été ravi de voir tout un hangar dédié au vélo cargo ; une panoplie de fabricants, proposant des solutions du premier au dernier kilomètre, du multimodal, de la logistique en vélo. En plus, les fabricants et intégrateurs des vélos cargo sont aujourd’hui en train d’augmenter la capacité d’emport vers 2m3 – 300Kg, et certains modèles sont capables d’aller jusqu’à 500Kg.
Aux dernières rencontres de la supply chain à la Défense, j’ai apprécié de voir que les opérateurs sont plus ouverts aux systèmes multimodaux combinant différentes formules et solutions. Ceci ouvre la voie à des flottes mixtes : des vélos cargo allant de la main avec le tram fret, le train fret, les camions électriques relais, la peniche cargo, etc.
En regardant de plus près les politiques de la Ville, on peut percevoir cette ouverture au développement des Micro-Hubs Urbains ou de proximité, permettant aux vélos de s’approprier un quartier, des arrondissements et de participer plus facilement à la supply chain.
Finalement, point très important : les projets de conteneurisation et d’internet 3D permettront d’améliorer la visibilité concernant les besoins réels en m3 et de cette façon optimiser les flottes de véhicules et la cargaison optimale pour les vélos.
Alors, le marché est mûr, les vélos font partie du paysage de la logistique, les opérateurs font de plus en plus de tests. A première vue, tout semblerait propice au développement de ce modèle à une échelle plus importante. Mais un point reste problématique : les investissements prennent du temps à se débloquer, nous avons du mal à faire un pas concret vers la transition ! Et c’est aussi, clairement, une des raisons principales du blocage de notre société dans l’ère du pétrole et autres énergies fossiles.
C’est justement là que je réponds à la question qui m’est si souvent posée : nous n’allons pas tout transporter en vélo si nous restons attachés au pétrole, aux modes de consommation actuels et aux modes de conception de nos réseaux de distribution existants.
Par contre, nous sommes déjà et depuis quelques années en train d’augmenter le nombre de colis distribués zéro émission CO2. Le transport en vélo durable est par définition multimodal, il fait partie des réseaux doux, il est ami du camion (non thermique), du train, du bateau (lui non plus), du tram et de tout autre système permettant le transport de marchandises.
Je remarque aussi que tous les moyens mentionnés ici sont déjà présents dans nos villes et je laisse le champ des possibles ouvert pour tous les nouveaux véhicules de transport (drones, robots, véhicules autonomes, loops dédiées, etc.).
Finalement, en comparant la plupart des villes européennes avec celles des autres continents, on ne peut nier les atouts considérables que celles-ci représentent pour le transport en vélo :
- Les métropoles européennes sont assez compactes avec une densité importante en leurs centres, et depuis lesquels on peut parcourir la totalité de la ville ou sa moitié sur un rayon de 5 Km (distance maximale optimale des Triporteurs). Ce n’est pas le cas des villes des Etats Unis par exemple, où les distances à parcourir entre quartiers sont parfois très importantes et la voiture semble presque y être la seule solution.
- En Europe, les infrastructures de transport sont assez présentes. Elles entourent la ville et permettent des déplacements soit en anneaux, soit en étoile sur des grands boulevards. De quoi penser à l’intégration d’un système multimodal ayant des Hub et des vélos prêts pour le dernier kilomètre. Aussi, les principaux boulevards comprennent un espace préférentiel pour les transports doux, comme des pistes cyclables (ou sont en train de s’équiper). Ce n’est toujours pas le cas des villes indiennes, par exemple.
- Une rivière à proximité ? Et oui, rien de mieux pour rapprocher la quantité de marchandises achetées au quotidien. Là encore, les villes européennes ont majoritairement cet avantage !
Je pourrais citer encore d’autres attraits intéressants comme le relief assez plat ou les friches urbaines à exploiter pour développer des espaces relais, par exemple…
Mais il faut bien finir quelque part. Nous en sommes aujourd’hui à 5 ans d’expérience avec les vélos cargo. Engagés sur le développement de ce nouveau mode de livraison, nous avons participé à son intégration dans le paysage urbain. Nous allons à présent mener une expérience pour apporter des données sur la puissance optimale pour les cargos et faire évoluer la norme VAE. Nous sommes aussi en train de tester des transports de palettes, du froid actif et du liquide sur les triporteurs et biporteurs.
Enfin, de grands projets incluent aujourd’hui le vélo comme un maillon incontournable de la supply chain, alors je ne pourrai finir ce post autrement qu’en disant que le transport à vélo est, non pas un retour en arrière, mais plutôt un vrai coup de pédale en avant ! Et avec B-Moville à son guidon, nous sommes en bonne voie pour la transition !
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